Ma mère était folle. Mon père avait fui le foyer quand son état s’était empiré. Pourtant, il fut un temps où elle allait très bien. Elle était d’ailleurs comme toutes ces sorcières ordinaires. Certes quelque peu renfermée et spéciale, mais elle ne s’était jamais faite remarquer. Mon père, quant à lui, n’avait pu supporter plus longtemps ses crises à répétition. Il avait préféré abandonner le navire et me laisser couler avec elle. Et jusqu’à la quatrième année de ma scolarité à Poudlard, j’avais vécu avec elle durant les vacances scolaires.

« Penses-tu qu’il y a beaucoup d’enfants qui parlent comme ça à leur mère ? » Je la toisai un instant. Je restais silencieux, mes yeux trahissant mon agacement flegmatique. Je reportai mon regard sur les légumes qui se bousculaient dans mon assiette. J’avalai une dernière — infâme — bouchée de brocolis. « Penses-tu qu’il y a beaucoup de mères qui ont élevé leur enfant comme tu m’as élevé ? » Le silence se fit de nouveau et nous continuâmes tous deux notre repas. Jamais le ton n’avait été haussé entre ma mère et moi. Jamais je n’avais été insolent. Jamais elle n’avait été injuste avec moi. Elle avait toujours pris soin de moi, dans le strict minimum des choses : nourriture, lessive, argent de poche. Nous avions simplement une relation platonique banale, sans rapprochement, sans marque d’affection, sans confidence. Elle était constamment plongée dans son boulot d’horticultrice, complètement dingue de botanique, parlant abusivement à ses plantes comme une mamie parle à ses chats. Quant à moi, j’étais un garçon comme les autres. Ni trop intello, ni trop idiot. J’étais indifférent aux yeux des autres élèves de Poudlard et des professeurs. J’étais un jeune homme rêveur, insouciant, propre sur lui. Pas de cigarettes, juste quelques shots au bar parfois — et de la bierraubeurre comme tout le monde. Pas de drogues, juste une addiction aux fizwizbiz et aux chocoballes. Pas de sexe, même pas quelques baisers. Pour ça, on pouvait certainement dire que j’étais en retard. Personne ne s’en était jamais inquiété. Ni ma mère, ni mon père, ni ma tante. « J’aime les garçons. » La vérité fut lâchée comme une bombe en plein milieu du repas. Ma mère ne sembla pas réagir. Je n’étais pas certain qu’elle ait réellement saisi ce que je venais de dire. Cependant, je ne voulais pas réitérer l’exploit d’avouer ce que j’avais sur le cœur. « Comment s’est passée ta journée ? » Enchaîna-t-elle sur un ton monocorde. C’était inconcevable que nous ayons ce genre de discussion. « Bien. » Fut la seule réponse que je pus prononcer. « Ton père a appelé cet après-midi. Il aimerait que tu lui rendes visite prochainement avant ta prochaine rentrée. » Une nouvelle qui sembla me ravir. Quitter cette maison de fantômes était ce que j’avais toujours voulu, pensant que l’herbe était plus verte ailleurs. Je débarrassai mon assiette dans la cuisine en silence et je traversai la salle à manger pour grimper l’escalier quatre à quatre et m’enfermer dans sa chambre. De sous mon lit, je tirai sa grosse valise. Elle était prête depuis des semaines.

Après ça, j’étais hébergé par la mère de mon meilleur ami qui m’accueillait les bras ouverts, consciente des problèmes que j’endurais. Je ne savais pas vraiment comment réagir. Tous finirent par être au courant des soucis de santé de ma mère. Alors, pour me forger une sorte de carapace, j’eus la stupide idée de prétendre être quelqu’un d’autre. Le genre de jeune homme vulgaire, je-m’en-foutiste et irresponsable. Un masque que je portais pour qu’on me foute la paix. Seulement, je n’avais pas prévu que l’infirmière m’envoie consulter un psychologue. Parce que oui, même dans le monde sorcier, des fous, ça existe. Et dans mon cas, tout le monde croyait que je devenais aussi cinglé que ma mère.

« Ravie de vous revoir, monsieur Lovelace. » Je m’installai confortablement sur le fauteuil qu’elle me présenta. Peut-être un peu trop confortablement vu le regard réprobateur qu’elle me jeta quand j’eus posé mes jambes croisées sur l’accoudoir. Je lui lançai mon regard numéro quatre — celui qui signifiait fuck, connasse — avant de laisser tomber ma tête en arrière. « De une, c’est monsieur Lovelace-St. John. Et secondo, j’suis pas revenu pour que vous commenciez à me casser les couilles. » Un long silence s’installa. « Je vois que ces semaines d’absence ne vous ont pas privé d’un langage toujours aussi charmant, monsieur Lovelace. » J’entendais déjà sa plume magique glisser gracieusement sur sa feuille. Elle finit par croiser les bras, plantant son regard azur dans le mien après que j’eus relevé le chef. « Peut-on commencer ou vous allez m’insulter à nouveau ? » Je ris. « Je n’en ressens pas encore le besoin. Parfait, nous allons pouvoir être productif alors. Je ne passerai plus par quatre chemins avec vous. Vous répondrez à toutes mes questions, sans détour. Vous excellez dans l’art de la franchise, non ? Oui alors dans ce cas abrégez, voulez-vous. » Elle soupira, mais je pus aisément apercevoir un léger rictus qui pourfendait son visage austère. Elle me connaissait bien mieux que ma mère. Ça n’était pas pour rien que l’on m’avait confié à elle. Tout le monde pensait que j’allais pouvoir changer de comportement avec une psy. Comme si cette thérapie de merde allait me venir en aide. J’avais décidé de ne plus assister à ces séances débiles. Le rôle que je jouais en sa présence m’évitait de devoir répondre sincèrement à toutes ses questions intrusives. Pourtant, aujourd’hui, j’étais d’humeur à me confesser.

« Physiquement, comment vous jugeriez-vous ? À en croire mon entourage de jeunes, je suis plutôt pas mal dans mon genre. Vous voyez comment je suis; le type un peu en vogue, les cheveux au vent et l’allure british. C’est tout moi ce stéréotype. Que voulez-vous, qu’on le veuille ou non, on est tous plus ou moins influencé par les styles à la mode. J’ai choisi celui-là. Il me correspond beaucoup plus que le look j’ai-des-lunettes-et-un-balai-dans-le-cul. Après, on peut pas dire que je sois un bel éphèbe venu tout droit d’Athènes — parce qu’en fait je viens de Londres. Mais je vais pas me plaindre de ce que la nature m’a offerte, vu le nombre de mecs que j’ai amassé dans mon lit… Vous fréquentez beaucoup de jeunes hommes ? Non. Vous venez pourtant de dire que vous fréquentiez beaucoup de «mecs». Des hommes oui, non des jeunes hommes. Serait-ce lié à l’absence de votre père ? Bien sûr. Mon père me manque tellement que je compense en me prenant des queues. Évidemment que non, connasse. Connaissez-vous réellement votre père ? Non. Je sais juste que ma mère s'est faite tronchée par un mec. Un homme en voyage d'affaires qui l’a prise pour une pute. Après l'avoir bien ensemencée, il s'est cassé. J’me suis toujours demandé comment ma mère l’a ramenée dans son lit, elle qui jacte pas un mot de français. Enfin, vous m’direz, le sexe, c’est une langue universelle. Toujours est-il qu’à part ça, je connais rien de sa vie. Je l’ai vu que deux ou trois fois. Vous en souffrez ? Non. Pourquoi être vulgaire alors ? Cela fait partie du personnage ? Je ne joue aucun rôle. C’est moi. Moi. Hurlai-je en pointant mon index contre mon torse. L’utilisation du «moi» ? Je ne prendrai même pas la peine de répondre à cette question bidon. Heureusement que j’ai un tant soit peu d’égo dans ce monde de merde. Vous n’en avez pas, vous ? Vous aimez contrôler les situations ? Qui n’aime pas ? Répondre à une question par une question ? Mais vous me faites chier avec votre psychanalyse à la con, là ! Pourquoi ? Parce que si vous arrêtez pas, j’vous en colle une. Avez-vous subi des violences durant votre enfance ? Non. Plus je vous pose de questions, moins vous répondez. Une explication ? Je ne vois simplement pas l’intérêt de vous répondre plus longuement. Voulez-vous vous faire aider ? Absolument pas. Pourquoi venir ? Très bonne question. J’me tire. »

Un long silence s’installa. Pourtant, je ne bougeai pas. Elle sourit, retira ses lunettes noires et les posa sur son bureau. Elle rangea son dossier, croisant les mains tout en me fixant. « Qui êtes-vous, réellement, monsieur Lovelace-St. John ? Demanda-t-elle en insistant sur mon nom complet. Je sais pertinemment que vous jouez un rôle… Je sais pertinemment que tout ce que vous venez de me dire est complètement faux. » Je me tus. Je ne savais pas pourquoi j’en avais envie, mais je me lançai dans un monologue sans fin. « J’en ai marre que tous ces gens me regardent comme si je venais de tuer quelqu’un. J’en ai marre qu’on me fixe bizarrement à chaque fois que je traverse le parc. J’en ai marre qu’on prend constamment ce ton condescendant avec moi. J’en ai marre qu’on pense que tout doit m’être jeté chaud dans le bec. Je n’ai pas envie d’être assisté. Je n’ai pas envie d’être mis à l’écart. Je suis normal. C’est pas parce que ma mère est tarée qu’on doit me faire consulter un psy. Jusqu’à preuve du contraire, la folie n’est pas génétique… Je pensais qu’être un bon comédien en prétendant être un autre genre de garçon allait m’aider. Je pensais que ça allait me permettre de me fondre dans la masse de tous ces jeunes qui boivent, qui fument, qui… font l’amour… L’expression sembla me brûler la gorge. Je suis vierge, je suis sain, je suis pas débile pour autant. Je pensais qu’on allait arrêter de m’approcher si j’étais faussement violent. Ça avait plutôt bien marché jusqu’à ce qu’on m’oblige à revenir vous voir… Cette fois-ci, je n’ai plus envie de jouer, je veux plus faire semblant. Vous vouliez la vérité ? Vous l’avez. J’ai conscience que j’ai une vie familiale merdique et que ça me portera préjudice dans mon développement personnel. Mais on doit faire avec ce qu’on a. J’ai pas eu la chance d’avoir naturellement de bons parents génétiques, alors j’en ai trouvé ailleurs. Je me sens très bien quand je suis chez la mère de mon meilleur ami. Quant au reste, advienne que pourra, j’ai plus envie de réfléchir comme je le faisais avant. » Je me stoppai, le souffle coupé par ce monologue sans reprendre une seule inspiration. Elle me regarda, abasourdie que je puisse me dévoiler autant. « Vous voyez, je ne suis pas si difficile à cerner finalement. » Je me levai, me dirigeant vers la porte. « Allez-vous revenir ? Ou ces révélations marquent-elles la fin prématurée de votre thérapie ? C’est à vous d’en juger, je ne vais pas faire votre boulot. » Et je quittai le cabinet pour de bon.

L’hiver avait déposé son épais manteau blanc de décembre sur Londres. Les vitres de la chambre étaient glacées et recouvertes de neige. Un petit air frais s’engouffrait à travers les rainures mais la mère de mon meilleur ami nous avait fait des petites écharpes. La mienne, aux couleurs des bleus et argents, ne me quittait plus. J’étais assis par terre, appuyé contre le pied du lit. Plongé dans mon bouquin d’histoire de la magie, je m’efforçai à faire rentrer dans mon petit crâne les grandes lignes de la biographie de Dumbledore. Je faisais tournoyer ma baguette entre mes doigts, détachant peu à peu mon regard du manuel scolaire. Mes yeux se perdirent dans le vague. J’avais conscience de la chance que j’avais. J’étais sûrement un poids de plus pour ma mère de substitution, mais elle ne semblait pas s’en formaliser. L’accueil ici était toujours chaleureux, et il l’était davantage encore en ces périodes festives de fin d’année. J’étais heureux d’être parmi eux pour les fêtes. La solitude était quelque chose qui m’effrayait. Certes, bien moins que les leprechauns, mais si l’on pouvait avoir deux épouvantards, le second prendrait la forme de la solitude — même si je ne savais guère à quoi cela pouvait bien ressembler. Je me levai, me dirigeant vers la penderie de mon meilleur ami. Ma main laissa tomber ma baguette magique à même le sol, tandis que je commençai à ouvrir les portes du placard. J’attrapai de mes douces mains son pull favori en cachemire. Mes yeux s’embuèrent. J’avais le cœur gros. Notre relation avait toujours été spéciale, mais elle devenait de plus en plus ambigüe au fil du temps. Et si nous nous aimions ? Et s’il s’intéressait à moi ? Ou si tout simplement je me faisais des plans sur la comète ? Cette pensée m’arracha un haut le cœur et je plongeai mon visage dans le vêtement, mes doigts serrant davantage le tissu moelleux. Les effluves de son parfum pénétrèrent mes narines. J’avais l’impression de l’avoir à mes côtés, de le tenir dans mes bras à l’instant présent. La porte au rez-de-chaussée claqua violemment et, machinalement, je remis le pull à sa place en prenant soin de fermer les portes de cette penderie. Je retournais à ma place. Le silence s’était fait quelques instants. J’avais un mauvais pressentiment. La minute qui suivit, la mère de mon meilleur ami déboula dans la chambre, le visage grave, en pleurs. « Andrea… » Je ne compris pas tout de suite. Ses yeux me hurlaient de me lever. Elle n’avait pas besoin d’en dire plus, et de toute manière elle ne pouvait tout simplement pas, c’était au-dessus de ses forces. Elle ne pouvait pas me dire clairement que son fils avait eu un accident. Mon cœur loupa un battement et mes oreilles bourdonnèrent atrocement. Il était hors de question que je m’effondre maintenant. Ramassant ma baguette, je sortis en trombe pour dévaler l’escalier. J’entendais le moteur de la voiture devant la maison qui continuait à tourner. J’attrapai mon trench-coat en laine et nous sortîmes.

J’entrepris une course effrénée dans les couloirs de Sainte-Mangouste. Je devais le rejoindre. Je ne voulais pas le perdre. Sa mère me suivait derrière. Quand je poussai avec hâte la porte de sa chambre, je fus soulagé de le voir vivant. « Mon chéri, tu nous entends ? » Demanda sa mère. Il opina très fébrilement du chef et sembla bredouiller quelque chose. Je m’avançai vers lui, approchant mon oreille de ses lèvres. Je sentais sa respiration. Si je m’écoutais, je l’embrassais. « Des pépitos… Murmura-t-il, le souffle court. Pépitos. Quoi ? Il veut des pépitos. Je vais en chercher. Non, non, laissez. Je sais lesquels il veut. »

« C’est que tu avais faim, mon chéri. Il ne te donne pas à manger ici ? » Tenta de plaisanter sa mère après qu’il eut terminé. Elle posa son regard sur la main de son fils qui avait soudainement glissé sur la mienne. Ses doigts caressaient ma peau tandis que je lui tournais volontairement la tête. Je n’osais pas le regarder, ni affronter le regard de sa mère. « Je vais aller me chercher un café, je vous laisse cinq minutes entre vous. » Le silence prit possession des lieux. L’on n’entendait plus que sa respiration saccadée. Ses murmures parvenaient à mes oreilles comme des appels. « Andrea… » Je ne bougeai pas. Je semblais lui en vouloir d’être allongé là. « Andrea… » Et s’il était mort en mon absence ? « Andrea… » Je lui accordai finalement mon attention, tournant la tête vers lui. « Tu m’aimes quand même un p’tit peu ? » Susurra-t-il alors que nos visages n’étaient plus qu’à quelques centimètres. Je vis son regard embué de larmes qui luisait. Je ris doucement et cette simple question suffit à elle-même pour ouvrir mes vannes lacrymales. Je me mis à pleurer comme un enfant, serrant sa main contre ma joue, caressant sa peau douce. J’avais cru le perdre à tout jamais, ne plus pouvoir sentir sa présence près de moi, ne plus pouvoir le serrer dans mes bras, ne plus pouvoir me sentir aimé et protégé. Nos larmes ne cessèrent de couler sur nos deux visages.

Suite à l’accident de mon meilleur ami, nous nous étions tous deux peu à peu détachés de Poudlard où nous ne mettions plus les pieds alors que nous étions censés passer nos buses de cinquième année à la fin de la période scolaire. L’état de mon meilleur ami ayant été critique, sa convalescence avait duré et j’avais décidé d’être constamment là pour lui. Nous dûmes donc refaire une seconde cinquième année puisque nous avions raté haut la main nos examens.

L’année 2011 fut quant à elle toute aussi marquante. Il y avait tout d’abord eu le suicide de ma mère. Au cours d’une réunion thérapeutique, elle s’était levée pour ouvrir la fenêtre, feintant des bouffées de chaleur. Elle avait certes ouvert la fenêtre mais elle était surtout grimpée sur le rebord et elle avait sauté tandis que les personnes présentes se levaient précipitamment en hurlant pour la retenir. C’était malheureusement trop tard et son corps s’était écrasé lourdement sur le sol dallé, cinq étages plus bas. Outre cela, il y avait eu ensuite l’affaire Fizwizbiz en décembre, déclenchée par Mustard, le créateur de ces friandises. Une situation grotesque qui m’avait bien fait rire sur le coup, même si les choses semblent se compliquer à présent.

Je n’ai jamais été contre les moldus, mais de là à ce qu’ils pénètrent notre monde et obtiennent eux aussi des pouvoirs magiques, ça n’est plus possible. Je commençais à espérer que Mustard se fasse épingler par le Ministère pour qu’il remette de l’ordre dans toute cette pagaille. Et quelle ne fut pas ma surprise quand je découvris que certains de mes amis moldus venaient tout juste de faire leur entrée à Poudlard, alors que j’entamais, toujours avec mon meilleur ami, ma sixième année.