«
MAAAMAAAAN ! » hurla la petite fille de quatre ans en mettant son doigt dans sa bouche. La perle de sang qui y roula l’interloqua. Elle ne s’était jamais blessée jusque là et la vue du sang l’étonna. Ce liquide poisseux d’un rouge foncé et brillant était une nouvelle chose, pour elle.
Deryn Huntington sortit en trombe du bâtiment principal de la ferme, en s’essuyant les mains sur son tablier taché de vert. Elle était en train de concocter des bouquets d’herbes aromatiques pour une commande venue du Japon.
«
Tu m’expliques pourquoi tu es allée te frotter aux rosiers ? Je t’ai déjà expliqué cent fois qu’une épine, ça pique, mon canard ! »
«
Mais, je… » La petite fille baissa les yeux, penaude. Il suffit d’un baiser de sa mère sur son doigt blessé et elle se remit à courir, pour rejoindre sa sœur, cachée derrière le buisson d’aubépine. «
Héhé, j’ai réussi ! » lança-t-elle en tendant sa main à sa jumelle, attendant qu’elle lui tende le penny qu’elles avaient parié sur la sortie en trombe de leur mère pour venir voir ce qu’il se passait, même si elle était dérangée dans son travail. Elle empocha son penny et, attrapant la main de Deborah, courut vers le champ voisin. La campagne d’Ewenny n’était faîte que de champs, à perte de vue et les deux sœurs adoraient disparaître entre les hautes tiges de blé. Avec les enfants des maisons voisines, qui partageaient les mêmes vertus et mœurs que leurs parents, les jumelles Huntington jouaient à cache-cache toute la journée, couraient le long du ruisseau en bas de la vallée, coursaient les petits animaux. Bref, vivaient avec la nature, au rythme de son développement et du leur.
Quelques années avant leur naissance, leurs parents, Deryn et Alwyn Huntington, s’étaient retirés de la vie active de Cardiff pour aller s’installer plus au sud, dans une petite congrégation aux mœurs hippies, très proche de la nature et peu appréciée des habitants des villes voisines. Accusés à demi mot de sorcellerie, le petit groupe d’une centaine de personnes se refusait à faire commerce avec les citadins. Ils avaient développé leurs champs, leur bétail et leurs jardins pour se suffire à eux-mêmes. Un mode de vie particulièrement rustique, mais qui leur plaisait beaucoup, dans cet univers industriel et violent. Une violence qu’Alwyn avait cherché à fuir, après avoir servi vingt ans dans l’armée britannique. Il en était arrivé au point où jamais ses deux filles n’avaient été en contact avec la civilisation industrielle et agressive qu’il détestait à présent.
Et les deux enfants ainsi que leur petit frère ont été élevés comme dans un paradis encore intact. Certes ils ont l’électricité, l’eau courante et l'électroménager, mais leur mode de vie reste très simple, sans télévision ni ordinateur. Alwyn et Deryn ont toujours considéré que l'environnement, la nature, chaque plante, chaque arbre, avait plus à apporter à l'éducation et au développement d'un enfant, que les imbécillités diffusées à la télévision. Ce qui fait que l'enfance des trois Huntington fut bien différente de la plupart des enfants du Royaume Uni.
(...)
Le soleil brûlait l'herbe des champs des Huntington. Autour de la ferme, les terres de la famille étaient jaunâtres. L'été était particulièrement chaud et devant la menace de ne pas avoir une bonne récolte, Alwyn et Deryn avaient dû se rendre au village le plus proche avec leur dernier né, laissant leurs deux filles. Assise sous le auvent de la grange, Alix feuilletait une marguerite. Du haut de ses douze ans, la petite fille pensait à son amoureux. Un beau jeune homme d’un an son aîné. Il vivait dans le village voisin et ils ne s’étaient croisés que deux fois, mais la petite savait déjà qu’elle l’aimait. Le cœur d’Alix ne connaissait pas la cruauté, la vilenie et la méchanceté intrinsèques à l’homme. Elle ne connaissait que la bonté, l’amour, le respect et le partage, des valeurs dans lesquelles ses parents les avaient élevées, elle et Deborah.
La porte de la grange s'ouvrit avec un claquement soudain qui résonna dans le silence tranquille de la moiteur estivale. Debbie, avec son sourire espiègle et ses yeux pleins d'étoiles, surgit devant Alix.
«
On joue à cache-cache ? » lança-t-elle en attrapant elle aussi une marguerite, sur le tas d’herbes sèches à côté de la porte de la grange. Alix avait envie de s’amuser. Et qui de mieux comme compagnon de jeu que sa jumelle ? Elle se leva et courut après sa sœur, qui alla se cacher dans la grange. Alix hésita. Les deux sœurs et leur petit frère avaient reçu l’ordre formel de ne pas y entrer, car les planches, vieilles de plusieurs décennies, tenaient mal entre elles et Alwyn et Deryn craignaient que la vieille grange ne s’écroule sur elle-même. Et autant que les enfants n’y soient pas ! «
Al’, t’attends quoi ? » lança la voix de Deborah, bien cachée parmi les ballots de foin. Alix prit son courage à deux mains et entra. Elle referma la porte d’un claquement sec et s’avança dans la grange, où la lumière ne filtrait qu’à partir de petits interstices entres les planches ainsi que par le trou dans le plafond, creusé par leur père quelques années auparavant, pour aérer la grange. «
Attention, j’arrive ! » cria-t-elle. Elle monta l’échelle et marcha avec précaution sur le plancher de bois troué à certains endroits. La petite fille n’était pas rassurée. Elle n’était pas très à l’aise en hauteur. Elle préférait sentir la bonne vieille terre sous ses pieds, plutôt que d’être en équilibre précaire sur un plancher de bois qui menaçait de s’effondrer à chaque pas qu’elle faisait. Alors qu’elle avançait avec précaution vers un gros tas de foin, Deborah surgit derrière elle en sautant et hurla un grand «
BOUH ! ». Alix sursauta violemment et tomba à la renverse dans le tas de foin, se cognant la tête contre le poteau qui retenait toute la grange. Le toit et les murs vibrèrent violemment, menaçant de s’écrouler. Les planches sous les deux sœurs se mirent à trembler. Alix, sonnée, ne bougea pas. Il fallut l’intervention de Deborah pour qu’elle réagisse. Sa sœur l’attrapa par la main, la remit sur pieds et la tira jusqu’à l’escalier qu’elles descendirent en vitesse. Elles n’eurent pas le temps d’atteindre la porte. La grange s’écroula sur elles. Deborah se jeta à terre, sur sa sœur incapable de réagir. Les mains sur leurs têtes, les deux enfants hurlèrent autant que leur permettaient leurs poumons. Lorsque le vacarme cessa, elles relevèrent la tête, étonnées de n’être pas mortes écrasées. Au-dessus d’elles, deux poutres s’étaient coincées l’une dans l’autre, formant un abri providentiel au-dessus de leurs têtes, leur sauvant la vie. Les voisins accoururent, paniqués. Ils aidèrent les deux sœurs à sortir et l’un d’eux fut envoyé au village pour avertir les parents Huntington. Alix et Deborah échangèrent un regard. Elles allaient avoir le droit à de lourdes réprimandes. Mais elles assumeraient, ensemble. Alix plongea sa main dans celle de sa sœur et toutes deux échangèrent un regard. Unies. Envers et contre tout.
(…)
On frappa à la porte. «
Alix, va ouvrir ! » cria Alwyn de la salle de bain. «
Je prends ma douche ! » «
J’y vais, m’man ! » La jeune fille de seize ans dévala l’escalier jusqu’à l’entrée. Sur le perron se tenait Aeddan, le fils du facteur. Il sourit à Alix, rougissant légèrement. «
Tiens, c’est pour toi et ta sœur. J’aide mon père ce matin, parce qu’il y a trop de courrier à distribuer pour lui seul » dit-il, tentant de justifier sa présence. «
Et ça, c’est… c’est pour toi » ajouta-t-il en tendant à la jolie demoiselle un bouquet de fleurs des champs. «
Merci Aeddan, elles sont splendides » le remercia Alix en prenant le paquet qu’il lui tendait. Elle déposa un baiser sur la joue du jeune homme qui repartit à son travail non sans se retourner maintes fois. «
Alors, c’était ton amoureux ? » lança Deborah avec amusement lorsqu’Alix entra dans la cuisine. «
Ferme-là » dit Alix en lui faisant une grimace. «
Qu’as-tu là ? » demanda Debbie en s’approchant du gros paquet que sa jumelle venait de poser sur la table en bois massif. «
Je sais pas ce que c’est, mais regarde. Fiz… Fizwizbiz. C’est quoi, des Fizwizbiz ? » «
Aucune idée ! » répondit Debbie en ouvrant la boîte. «
Mmh, ça a l’air bon ! » dit Alix en attrapant l’un des petits bonbons. «
On va pas partager ! » murmura Deborah en prenant le paquet. Les deux sœurs pouffèrent puis montèrent l’escalier jusqu’à leur chambre commune. «
C’était quoi ? » demanda leur mère à travers la porte. «
Le fils du facteur avec des fleurs pour Al’ » lança Debbie avec un sourire espiègle. Alix leva les yeux au ciel, tandis qu’elle entendait le rire tonitruant de sa mère se répandre dans la maison, ainsi que celui de leur petit frère, qui n’avait pas manqué une miette des tentatives désespérées d’Aeddan pour conquérir le cœur de sa sœur aînée. «
Quelle famille de vieilles commères… » dit Alix en levant les yeux. Deborah éclata de rire puis s’appuya contre son lit, examinant un des bonbons sous tous les angles. «
Ils ont pas l’air empoisonnés ! » dit-elle avec un air très sérieux qu’Alix ne lui connaissait pas. Deborah était toujours celle à rire, à faire des blagues, alors qu’Alix était beaucoup plus calme, posée, pondérée. Mais les deux sœurs conservaient une approche de la vie bien différente des jeunes de leur âge. A seize ans, elles savaient par cœur la sensation que procurait un pétard, tout comme celle de l’amour charnel. Leurs parents avaient voulu les initier le plus tôt possible aux plaisirs de la vie, dans la limite de l’éthiquement correct, bien entendu. Chez les Huntington, aucun sujet tabou. Sauf peut-être l’armée… On parlait ouvertement de tout, même des sujets qui fâchent. Et tous les conflits ou désaccords se réglaient dans le calme et le dialogue. Jamais de violence ni de mots désagréables malencontreusement envoyés en pleine figure.
«
Mmh, c’est délicieux ! » dit Alix en avalant un des Fizwizbiz. Une étrange sensation s’empara alors d’elle. Elle se sentit plus légère. «
Essaye Debbie, c’est génial ! » dit-elle, morte de rire, en fourrant une sucrerie dans la bouche de sa sœur, qui l’avala tout rond. Les jumelles échangèrent un regard amusé et engouffrèrent le reste du paquet. Lorsqu’il ne resta que l’emballage plastique et l’élastique qui le refermait, Alix et Deborah échangèrent un regard étonné. Autour d’elle, les objets de leur chambre s’étaient mis à flotter, comme sur un coussin aérien. Alix pensa que ce serait sympa si son livre pouvait retourner à sa place sur sa table de chevet et, après un battement de cils, le livre retrouva sa place. Les deux jeunes filles ouvrèrent des yeux ronds. Que leur arrivait-il ?
(…)
Alix leva la tête de ses bottines en cuir. Autour d’elle, d’autres jeunes gens de tous les âges regardaient avec émerveillement les murs et le plafond magique de Poudlard. La jeune fille avait encore du mal à intégrer le nom étrange de cette école de magie. En quelques jours, les choses s’étaient accélérées. Les Huntington avaient reçu deux lettres, adressée à leurs aînées et les informant qu’il leur était demandé de prendre dorénavant part aux cours donnés à l’école de magie Poudlard. Les deux sœurs avaient donc emprunté le Poudlard Express, en compagnie de dizaines d’autres jeunes aussi perdus qu’elles. Et puis on leur avait remis une baguette à leur arrivée. Alix s’était étonnée que l’on doive employer un vieux bout de bois pour utiliser la sorcellerie. Mais soit. Puis elles avaient été réparties. Et à présent, Alix et Deborah étaient assises. Les succulents mets apparus sur la table ne parvenaient pas à dénouer le nœud dans l’estomac d’Alix. C’était trop étrange… Mais si la nature avait permis l’existence d’une telle chose, c’est que les hommes devaient vivre avec. Pourtant, Alix ne se sentait pas vraiment à sa place, parmi tous ces jeunes sorciers de naissance, qui vivaient dans la magie depuis leur première seconde en ce monde. Pour elle, tout cela était nouveau et l’univers dans lequel sa sœur et elle allaient devoir évoluer, était bien différent de celui dans lequel elles avaient grandi. Alix, Deborah et leur frère n’étaient jamais allés à l’école de toute leur vie. Leur scolarité, ils l’avaient faîte chez eux, avec l’aide de leurs parents et du petit groupe de hippies dans lequel ils avaient grandis. Alors l’arrivée à Poudlard était comme si on les propulsait dans un univers inconnu. Elles découvraient le monde et Alix en était un peu effrayée. Il y avait tellement de choses à voir, à faire, à découvrir, que c’en était presque agressif…