São Paulo, Juillet 2008. Ulysses a douze ans et si sa taille ne trompe pas, une lueur au fond de son regard trahi le passé qu’il traîne depuis une éternité. Pourtant parmi ses copains moldus cela se remarque à peine ; ils se ressemblent, tous. Battus à coups de pied par la vie, issus des favelas... Ces gigantesques poubelles qui abritent des centaines, voire des milliers d’autres gamins comme eux. Pourtant ce n’est pas vraiment son cas, lui vient de l’autre côté des palissades. Du côté des piscines chauffées et des lingots d’or comme presse-papiers. Il devrait être en train de boire un milk-shake banane-fraise avec les autres gosses de riches, et vanter le dernier clip de Madonna d'un air snob… Mais ça ne l’intéresse pas. Ca fait longtemps qu’il traîne avec Felipe et sa bande. Dès que la cloche du collège sonne, il se précipite, quitte son uniforme et enfile une tenue plus décontractée –un marcel bleu azur et un short vert. Il les aime bien les cousins Pedrosa, ils savent vivre vite et bien. C’est auprès d'eux qu’il prend sa dose d’adrénaline. Comme un coup de fouet, une impulsion qui lui donne le sentiment d’être en vie. Entre casser des pare-brises et racketter leurs camarades, rien n'est plus excitant. Silencieusement, le monde pèse sur lui, alors autant lui rendre la monnaie. Ceci dit, en dépit de ce goût amer qui reste au fond de sa bouche, Ulysses garde le sourire. Il a beau en avoir bavé, il ne veut pas s’apitoyer sur son sort. Puis, il est dans l’âge où on ne se pose pas de question, où on se contente de prendre les choses telles qu’elles viennent. Il sait qu’il est différent, il l’a toujours été… Et après ? Si de toute manière auprès des sorciers il ne fait pas le poids, avec Felipe il se sent à l'aise, comme un roi... Et il n’a besoin que de lui pour lui faire oublier ce qui l’attend une fois la nuit tombée. Le roi des bonnes blagues et des fous rires. C’est tout ce dont il s’agit, croquer la vie à pleine dent dans toute la naïveté et la candeur de leur jeunesse, ensemble.
« Voçê vem aqui pà, nos vamos mas é brincar com as meninas ! » Viens par-là mec, on va se marrer avec les filles !
La commissure de ses lèvres s’étire et il suit gentiment son ami, la démarche guillerette, sautillant à moitié. Il tient une batte de baseball entre les mains. Elle appartient au neveu de Felipe, Hudson, d’à peine trois ans de plus que lui. Felipe retire sa casquette NY et s’essuie le front, la chaleur est écrasante et il en fait les frais. Ses joues rouges le trahissent, pourtant Ulysses sait qu’il ne boira pas une goutte. Après tout c’est un dur, un vrai. Du haut de ses quatorze ans ce n’est pas les températures ahurissantes de São Paulo qui l’empêchent de faire sa terreur. Ils font quelques pas ensemble et traversent la frontière qui sépare leurs deux mondes, à seulement quelques pâtés de maisons de chez Andrade père.
« Oi Luciana ! »
Au loin une silhouette féminine se retourne. Luciana, c’est elle : Un mètre soixante-dix-sept pour cinquante kilos, un regard de biche et des cheveux sombres, d’une longueur et d’une beauté rares. Felipe lui lance un regard fier, cela fait longtemps qu'il cherche à attirer son attention… Mais jolie comme elle l'est, elle garde cette mentalité agaçante de petite fille riche. Il reprend la batte des mains d’Ulysses et la fait tourner dangereusement autour de son bras. Il y a quelque chose d’hypnotisant dans le mouvement qui, durant un instant, laisse le cracmol rêveur. Ce dernier s’aperçoit à peine de la personne qui apparaît derrière Luciana, et sursaute soudainement lorsque le bout de bois fracasse le rétroviseur de la BMW face à eux. Les trois amis laissent échapper de bruyants éclats de rire, jusqu’à ce qu’Ulysses se taise et récupère la batte, nerveusement. Son frère est là, planté devant lui avec sa valise. Rafael. Il porte encore son uniforme de sorcier et on perçoit le bout de sa baguette qui sort de sa poche. Avec tout ça, il avait oublié que les vacances débutaient pour les élèves de Poudlard... Et par conséquent qu'il n'était plus seul, chez lui.
« Meu ! O que é isso ? » P*tain ! C'est quoi ça ?
Rafael le dévisage, avec son air éternellement supérieur. Ulysses, lui, baisse la tête. Son frère n’a pas besoin d’ajouter un mot de plus, il connaît déjà le fond de sa pensée. Non seulement biologiquement parlant, il est la honte de sa famille au sang purs, mais en plus il joue les vandales avec la basse société moldue. Son aîné lui fait un signe de tête, suffisant pour qu’il abandonne Felipe, son acolyte et leur petit jeu. Sans dire quoique ce soit marche à ses côtés, prenant la direction de la villa. La fête est finie, le changement d'ambiance est radical. Finalement, après quelques secondes, il lui prend un de ses sacs et lui lance :
« Bemvindo à casa, Rafa… Voçê não vai dizer nada ao pai, pois não ? » Bienvenue à la maison, Rafa… Tu ne vas rien dire à Papa, n’est-ce pas ?
Un sourire timide s’esquisse sur le visage de Rafael. Discrètement, il ébouriffe les cheveux déjà en bataille de son frère et le bouscule d’un coup d’épaule. Non, il ne dira rien. Il ne dit jamais rien à son propos. C'est un des rares de sa fratrie à le considérer comme un membre à part entière des Andrade, et s'il lui remonte les bretelles, c'est en qualité non pas de sorcier tout puissant, mais de grand-frère préoccupé par l'avenir incertain de son cracmol de frangin... Tout simplement.

La veille d’Halloween, en plein mois d’Octobre 2010. Un vent fort souffle dans les rues de Londres et fait claquer des volets qu’un elfe de maison se précipite de refermer. La maison est en plein cœur de la capitale et vient tout juste de récupérer ses occupants. Elle renaît de ses cendres après près de vingt-trois ans de silence. Ses murs sont rouge sombre, avec quelques arabesques dorées çà et là. Quelques portraits jettent des regards intrigués sur les nouveaux arrivants. Le cliché anglais le plus parfait. La poussière a élu domicile dans chaque recoin de la demeure, aussi Nietzche l’elfe s’empresse de la déloger pour y installer les meubles de ses maîtres. Le voyage depuis le Brésil a été long, si ce n’est dire épuisant, et tous prennent place dans la salle de réception, sur un divan ou un fauteuil. Tous sauf Ulysses, qui ne sait pas trop où se mettre. Cet endroit est radicalement différent de leur habitation d’origine ; les pièces sont longues mais étroites. Non pas qu’il soit claustrophobe, loin de là, néanmoins se sentir physiquement si proche de ses parents lui donnerait presque des frissons. Son père, d’ailleurs, lui un lance un regard accusateur, tandis qu’il remue nerveusement ses doigts croisés de façon aléatoire. Il ne prend pas la peine de lui adresser la parole, le brûlant mépris au fond de ses yeux suffit à faire réagir son rejeton. Il vaut mieux ne pas rester trop longtemps dans les parages, surtout si l’humeur de son géniteur est instable.
« Vou ir dar uma volta. » Je vais faire un tour.
Ulysses s’éclipse de la pièce et traverse un long couloir vert avant de croiser un autre Nietzche, Puck. C’est étrange comme ces créatures peuvent le mettre mal à l’aise. Lui n’a aucun pouvoir magique, il est le seul à n’avoir aucune influence sur eux, et ils en profitent. Enfin, ça ne l’empêche pas de leur renvoyer l’appareil, de temps en temps.
« Voçê sabe qual é o meu quarto ? » Tu sais laquelle est ma chambre ? lance-t-il légèrement dédaigneux. Mais l’elfe hausse les épaules et émet un rire moqueur avant de disparaître le salon. Le cracmol serre les dents et descend les escaliers. Il jure et quitte la maison en claquant la porte derrière lui. Après tout voir sa chambre ou pas n’a aucune importance, il ne compte pas rester enfermé avec les sorciers de sa famille et encore moins avec Nietzche ou Puck. Ici ou ailleurs sa place reste la même ; dehors. Pourtant dans les rues de Londres, il n’y a ni Felipe ni Hudson, et le soleil n’est définitivement pas au rendez-vous. C’est un ciel terne qui l’accueille, et un vent glacé s’infiltre entre ses vêtements, lui rappelant qu’il aurait dû accepter que duffle coat que lui a proposé sa mère en arrivant. Fichu pays, l’Angleterre… Il ne manquait plus que ce déménagement pour rendre sa vie plus morne encore que le temps anglais. Poussant un long soupir, il donne un coup de pied sur le bitume, et trébuche sur un magazine qu’il n’avait pas vu… Il se retrouve les fesses par terre, une légère égratignure sous la paume droite. Mais il n’a pas le temps de se rendre compte des quelques gouttes qui perlent au creux de sa main, une voix se fait entendre au-dessus de lui.
« Hey ! Est-ce que ça va ?! »
De l’anglais. C’est la première fois qu’il en entend depuis qu’il est arrivé au Royaume-Unis. Ulysses lève la tête et se relève. C’était la voix d’un adolescent de son âge qui l’appelait depuis le premier étage de son immeuble. Son visage disparaît de l’encadrement de sa fenêtre puis réapparaît quelques secondes plus tard par sa porte d’entrée. Il se baisse et ramasse son magazine chiffonné avant de reprendre, à bout de souffle :
« J’suis désolé, je l’ai fait tomber… Lire au balcon c’est plus dangereux qu’on le croit. Tu n’as rien j’espère ? »
Ulysses pose un instant son regard sur la lecture du garçon… Il s’agit d’une revue porno et elle lui arrache un sourire. Il se pince la lèvre timidement et répond avec un son accent marqué :
« Ca va, merci. »
Il plonge son regard dans le sien et son sourire s’élargit. Le lecteur de revues pornos à de petits yeux couleur noisette. C’est comme s’il perçait son âme rien qu’en les posant sur lui, pourtant ils ne se sont jamais rencontrés auparavant.
« Tu… Tu lis au balcon par un temps pareil ? » dit-il tout en se frictionnant les avant-bras.
Un petit rire s’échappe des lèvres de l’anglais. Il lui tend la main :
« Moi c’est Phoenix. Tu viens d’arriver dans le quartier ? Ca… Ca te dirait une tasse de thé ? Pour m’excuser… »
Il s’appelle donc Phoenix. C’est à la fois original et joli à l’oreille. Le voir se confondre en excuses le fait légèrement rougir. Finalement, il lui serre la main tout en se grattant la nuque. Au contact de sa peau, un léger frisson lui parcoure l’échine. Il hoche alors la tête, comme pris par une décharge:
« Je m’appelle Ulysses, et oui… On vient d’emménager a-avec mes parents et mes frères. On vit dans le même quartier, apparemment. » Il lâche sa main mais ne le quitte pas des yeux. « Je n’ai jamais goûté au thé anglais. » À vrai dire il n’avait jamais goûté au thé du tout. Quel était l’intérêt de boire une boisson chaude dans un pays d’Amérique latine ? En revanche sur le moment, il avait bien besoin d’eau tiède qui lui coule dans le larynx. Phoenix enroule son magazine et ouvre à nouveau la porte de son immeuble, le laissant passer. La galanterie britannique… De quoi le laisser sans voix. Elles sont bien loin, ses favelas.
« Et sinon tu viens d’où, Ulysses ? »

Londres, Décembre 2012. Trois heures du matin à la pendule, le temps s'arrête. Réveil en sursaut. C’est comme si son cœur venait de bondir de sa poitrine. Comme si quelqu’un ou quelque chose l’avait arraché de ses artères puis expulsé de l’intérieur. Le souffle haletant, Ulysses se sent presque inexistant, détruit, écrasé par la fatigue. Son front est brûlant, perlé de sueur. Il a comme la sensation d’avoir mouillé ses draps de sa sudation. Il a envie de se rendre jusqu’à la salle-de-bain pour se rafraîchir, se réveiller aussi, mais de violents spasmes s’ajoutent à son malaise. Comme frappé par la foudre, Ulysses a l’impression que son esprit est aspiré par un trou noir. Bientôt, il a la certitude que du feu s'écoule dans ses veines, et déjà il ne pense plus : il agonise comme un animal, incapable de poser le moindre mot, la moindre réflexion sur sa douleur. Déjà elle s’est emparée de son cerveau et le réduit à néant. De longs hurlements accompagnent les tremblements de plus en plus marqués de son corps, et sortent enfin Phoenix de son sommeil.
Sans chercher à comprendre, le sorcier saute de son lit et accoure vers Ulysses. Il l’enveloppe de sa couverture et l’entoure de ses bras. « Tu fais un cauchemar, Ulysses. Réveille-toi. Ce n’est rien, calme-toi. » Mais le cracmol ne se calme pas. Son esprit, réduit à l’état de légume est incapable d’émettre la moindre réflexion. Son corps réagit, mais lui est persuadé d’être dans les limbes, au bord de la falaise de la mort. Il n’émet plus de son. Après plus d’une dizaine de minutes d’agitation, Phoenix comprend enfin que l’état de son ami est bien plus grave qu’il ne l'imagine. Paniqué, impuissant, il hésite à aller dehors et à appeler le magicobus. Vu son état, Ste Mangouste est probablement le seul endroit à même de lui venir en aide… Mais il reconsidère la situation. Il avait promis à son oncle et à sa tante de rester seul ce soir-là. Ajouter un scandale à cela ne ferait qu’ajouter du poids à sa punition. Prenant son courage à deux mains, et s’aidant surtout de sa baguette, il conduit Ulysses jusqu’à la baignoire où il commence à faire couler de l’eau. Durant plus de deux heures il reste à son chevet, espérant faire baisser sa température et cesser les spasmes, et c’est au moment où il commence à piquer du nez qu’Ulysses revient à lui, avec le visage d’un cadavre et des larmes qui ne peuvent plus s’arrêter.
C’est comme une deuxième naissance : la douleur est la même, si ce n’est pire. Entouré d’eau et des mains soulagées de Phoenix, il revient à la vie. Sa seule et unique vie, dès lors pourtant radicalement différente.