Pour mieux comprendre Gregory, il faut connaître Jeffree Darlington, Jeff de son appellation préférée, et « gamin » de celle de son meilleur ami. La rencontre entre ces deux énergumènes aussi malins l’un que l’autre eut lieu à un moment crucial dans la vie du blond, et pour le meilleur (ou le pire, ça dépend des connaissances interrogées). A l’époque, le Londonien commençait son premier boulot de barman dans une sorte de bar-restaurant-cabaret très huppé, et qui se flattait de promouvoir les jeunes talents venus de tout le Royaume-Uni. Une aubaine pour le magicien fraîchement sorti de sa formation artistique dans le monde du théâtre, de la danse, de la musique, bref du spectacle ; grâce à une ou deux auditions et le flair de son agent, il avait réussi à signer un contrat pour la saison, obtenant le quasi-monopole des Vendredis et Samedis soirs. Combiné avec sa première interview pour une revue des spectacles de la capitale le lendemain, dont la journaliste devait justement assister à la première représentation, Gregory avait en cet instant des raisons de croire à sa bonne étoile. D’autres lieux l’avaient déjà contacté, et ne seraient que plus enthousiastes à l’idée de négocier un contrat si son spectacle se vendait bien. Todd, son agent, pensait déjà à une chaîne Youtube, un blog, une tournée, un DVD, des T-shirts, des mugs, des kits de magicien, etc. mais heureusement, le perfectionnisme et l’anxiété du Mallkin l’empêchaient, pour une fois, de prendre la grosse tête.

Ça, et autre chose : car en cet instant, Gregory ne pensait plus du tout à ses nouvelles promesses de succès. Pourquoi ? Parce que sa nouvelle assistante avait choisi ce moment de tension pour lui annoncer en même temps sa démission et leur rupture. Certes, sur le coup, il avait mal réagi : plutôt que de s’inquiéter de la fin de leur relation – qui n’avait, ceci dit, durée qu’un ou deux mois – il était tout de suite passé à son départ, à l’impossibilité de trouver une remplaçante une heure avant le spectacle, à la catastrophe la plus absolue s’il était obligé de remodeler son spectacle de manière à pouvoir affronter le public en solo et donc supprimer les numéros les plus distrayants et complexes, c’est-à-dire renoncer à une revue plus que tolérable de la part de la journaliste, et par là perdre une chance de décoller dans le monde du spectacle qui n’arriverait pas deux fois… Vous pourrez comprendre que, malgré l’affection qu’il portait à sa compagne et collègue, ses priorités n’étaient pas du plan affectif au moment de l’annonce. Malheureusement, ce relativisme n’était pas du tout du goût de Mlle March, qui claquait ses talons contre le parquet des coulisses avec violence, faisant résonner tous les environs tandis que Gregory la suivait, tentant tant bien que mal de finir d’attacher son nœud papillon blanc et de fermer ses boutons de manchettes.

G – Kate, s’il-te-plaît. Pas avant une représentation…
K – T’es sérieux ? C’est tout ce que tu trouves à me dire ? J’veux te quitter et toi, tu penses qu’à ton spectacle ?
G – Tu peux pas tout lâcher – moi compris – juste avant une représentation. Tu peux pas.
K – Regarde un peu pour voir.

Malgré le regard suppliant du jeune homme, la brune dans sa robe à paillettes violettes lui tourna le dos, commençant à s’éloigner, suffisamment vite pour prouver qu’elle était réellement énervée, mais assez lentement pour suggérer qu’elle voulait être rattrapée. Pas besoin d’être un génie pour comprendre qu’il s’agissait de la dernière dispute en date d’une longue série de cris et d’injures, et peut-être la finale. Visiblement, le svelte blond qui tentait toujours d’ajuster son nœud papillon d’une main nerveuse ne savait pas quoi faire, hésitant entre rattraper Kate et lui promettre à nouveau qu’il allait changer, qu’il ferait plus attention à elle, qu’il arrêterait de conter fleurette à toutes les femmes qui passaient, qu’ils sortiraient plus souvent ensemble, etc. juste pour qu’elle reste encore un soir avec lui – sur scène ou dans son lit, peu importe, tant qu’elle ne le laissait pas seul. D’un autre côté, ils savaient très bien tous les deux qu’ils s’agissaient de mensonges, de petits oiseaux vaporeux qui s’évanouissaient l’instant qu’ils prenaient leur envol de la bouche de l’Anglais. Et après tout, s’ils voulaient tous deux y croire, quelle importance ? Sauf que non, ils n’en étaient plus à un stade où ils pouvaient se leurrer, et continuer à avancer en croyant que ça allait coller entre eux ; il y avait tellement de raisons pour lesquelles ça ne marcherait pas, ça ne marcherait jamais, à commencer par une en particulier, la plus ancienne mais la plus forte, dont le nom suffisait encore à les faire tressaillir. Et juste au moment où elle s’apprêta à sortir de la salle, le magicien lâcha ce nom, qui fit faire volte-face à son interlocutrice, l’enrageant plus qu’aucune autre insulte n’aurait pu.

G – Lily m’aurait pas lâché, elle.
K – Putain Greg, mais ouvre les yeux : ça va faire deux ans que Lily t’a largué, qu’elle s’est barrée en Australie avec un autre…
G – Nouvelle-Zélande.
K – Quoi ?
G – Nouvelle-Zélande. C’est là-bas qu’elle est. En Nouvelle-Zélande.
K – Ça revient au même ! C’est de l’autre côté du monde ! Et même si elle vivait ici, dans cette ville, dans ta rue, dans ton immeuble, elle n’est plus à toi ! Et pourtant y en a que pour elle dans ta vie ! C’est Lily par-ci, Lily par-là, Lily, Lily, Lily !
G – Kate, écoute-moi…
K – T’écouter ? Mais je fais que ça, t’écouter ! J’écoute quand tu me parles d’elle, de tes souvenirs, de votre vie ensemble. J’écoute quand tu me parles de votre rencontre, de l’odeur de ses cheveux, de ses yeux le jour où elle est partie. J’écoute, j’écoute et je dis rien, même si ça me tue à l’intérieur de te voir rêver après une femme qui t’a largué sans une seule hésitation pour un musicien miteux. C’est moi ta copine maintenant, merde ! Alors pourquoi est-ce que je dois toujours t’aimer en secret, comme si elle risquait de te découvrir ? Pourquoi est-ce qu’elle t’obsède tant ?
G – Parce qu’elle était – elle est unique.
K – Et moi ? Je suis quoi moi, une femme Made in China comme y en a des centaines?
G – C’est pas ce que je voulais dire.
K – Je sais très bien ce que t’as voulu dire, Greg.
G – Kate…
K – T’as voulu dire ce que t’as toujours pensé, dès que tu m’as rencontrée. T’as pensé que j’étais qu’une assistante de plus, une jolie minette qui jouait de ses jambes – sur scène ou en l’air – pour se faire remarquer. Que ça me gênerait pas de passer ma vie dans l’ombre d’une autre, à jouer le rôle du pot de fleur dans ta petite vie inventée. C’est le genre de vie que Jedidiah aurait très bien pu proposer à Lou la pimbêche souriante, et qu’elle aurait acceptée sans hésiter. Le problème c’est que je suis pas Lou, et que je sais parfaitement que t’es pas Jedidiah, Greg. T’es pas ce salaud irrésistible qui pense que le monde devrait à ses pieds juste parce qu’il est agile de ses mains et qu’il porte bien son costard. T’es un mec bien, et au fond de toi tu sais très bien que je mérite pas d’être traitée comme tu l’a fait.

Les mains dans les poches, épaules voûtées, l’interpellé avait presque l’air penaud face à son assistante. Pendant un long moment il ne répondit rien, se contentant de regarder le sol, et le reflet de la lumière dans ses souliers vernis. Face à lui, Kate attendait une réponse, bras croisés contre sa poitrine, encore prête à recommencer une tirade s’il s’avisait de recommencer. Et lui restait là, immobile comme un pantin dont on aurait coupé les ficelles, à la grande exaspération de la jeune femme, qui aurait préféré des cris, des insultes, presque des coups plutôt que ce qui apparaissait comme une indifférence la plus totale. Soudain, un choc électrique parcouru le pantin, qui sembla se réanimer d’un coup sec, le forçant à relever la tête en direction de la brune plantureuse. S’avançant doucement vers elle comme on approcherait un cheval effarouché, Gregory fit glisser ses mains sur les bras bronzés de son assistante, accrochant ses yeux d’un bleu pâle à la limite du gris dans ceux, plus noirs, de l’autre. Avant même qu’il ne parle, Kate su qu’elle avait perdu : jamais elle n’avait réussi à résister à Gregory lorsqu’il devenait ainsi, si sérieux, avec cette passion silencieuse qui allumait son regard. Lorsqu’il ouvrit enfin sa bouche, ce fut pour laisser filtrer une voix plus grave qu’à son habitude, presque enrouée par l’émotion :

G – Kate… Pas ce soir. Je ferais tout ce que tu veux, mais je t’en supplie… Deviens Lou, encore une fois, ce soir. Pas pour Jedidiah, pour moi. Pour Greg.
K –… T’es un beau connard, Greg.

Sur cette phrase, elle repartit en direction de sa loge, laissant derrière elle un jeune homme souriant victorieusement, tandis qu’autour d’eux le tumulte des préparations reprenait. Son nœud papillon finalement parfait, Gregory se dirigea vers sa maquilleuse, qui venait tout juste de voir ses rêves de remplacer Kate à l’improviste échouer, et serrait hargneusement son pinceau en se promettant de glisser du piment dans le blush de cette dernière.

Plus tard, une quarantaine de minutes après la fin de son numéro. Dire que Gregory était exténué serait un euphémisme : c’était à peine s’il tenait sur ses jambes, et il avait eu le plus grand mal à s’échapper de sa loge envahie par les divers ‘VIP’ que le patron du bar tenait à lui présenter, ‘VIP’ dont il avait scrupuleusement accepté les diverses invitations à dîner ou à visiter, et même de participer à un spectacle caritatif pour les sans domiciles de Londres. Les politesses finies et son nouveau trousseau de contacts bien dans la poche, Gregory s’était excusé, prétendant vouloir aller remercier son assistante et le reste de l’équipe. En réalité, il l’avait d’ores et déjà fait, à l’exception de Kate, qui s’était évanouie dans la nature l’instant où les applaudissements les avaient finalement laissés repartir. Passant un dernier coup d’eau sur son visage pour retirer ce qu’il restait de maquillage et de sueur, il était parti à sa poursuite, ayant aperçu sa chevelure s’émoussant en direction du bar. Une fois là-bas, cependant, il l’avait vue très affairée à démolir flûte sur flûte en compagnie d’un des musiciens, faisant très attention à ne pas le croiser du regard. Greg soupira, une main massant brièvement ses yeux fatigués. Sans le maquillage, il devait avoir des cernes d’éléphant dans cette lumière, une pensée qui n’avait rien de revigorante. A cet instant, le barman s’arrêta devant lui, attendant visiblement de voir s’il venait commander quelque chose ou simplement se poster là, dans sa pose de poète incompris, se la jouer mystérieux et torturé. Un fin sourire passa sur ses lèvres, et il releva le visage pour observer celui de l’autre, observant avec surprise un homme beaucoup plus jeune que ce à quoi il s’attendait, presque un gamin à vrai dire – même si, du haut de ses vingt-et-un ans, il n’était pas si loin de l’adolescence lui-même. Qu’importe, l’employé avait une mine sympathique si un peu ironique, et la moindre conversation serait la bienvenue.

G – T’es sûr d’avoir l’âge légal pour servir les boissons que tu prépares, toi ?

L’interpellé jeta un regard noir au magicien, mais se révéla suffisamment intelligent pour ne pas répondre aux provocations de ce dernier. D’après son comportement instinctivement défensif, Greg avait d’abord cru avoir affaire à un mineur qui travaillait au noir, ou s’était pourvu d’une fausse carte d’identité. Mais il ne décelait aucune nervosité dans l’allure du barman, et sa seule once de culpabilité provenait du verre qu’il venait de se servir en douce, pensant que personne ne le voyait faire, ce qui laissait surtout penser à un jeune majeur encore frustré qu’on doute de sa nouvelle légalité quant à sa consomption d’alcool. Il devait avoir dix-huit ans, dix-neuf à la rigueur, mais à cet âge là il se serait probablement déjà résigné à montrer sa carte d’identité toutes les cinq minutes. Quoiqu’il en soit, il avait l’air de se faire royalement chier – pas étonnant, vu que sa clientèle du soir ne semblait qu’avoir soif de whiskey et de champagne, et à la rigueur d’un gin and tonic. Lui-même aurait bien voulu un bon verre de scotch, mais, histoire de se faire pardonner pour ses commentaires plutôt moqueurs et ne pas passer pour un salaud complet, il choisit de laisser le choix de sa boisson au brun en face de lui. Ceci se révéla être le bon choix : le verre qui se retrouva devant lui contenait sans hésitation l’un des meilleurs cocktails qu’il ait jamais goûté, même s’il n’avait aucune idée de ce qu’il contenait. Pas grave, il doutait sincèrement que le barman ait une quelconque envie de le droguer pour le ramener chez lui et ensuite lui faire sauvagement l’amour, et ce malgré son charme irrésistible... Sirotant tranquillement sa boisson, il continua d’interroger ce dernier, maintenant un échange tout juste assez fréquent pour qu’il ne puisse pas s’éclipser. A cet instant, son regard croisa enfin celui, plus flou, de Kate ; elle lui tourna instantanément le dos, provoquant un élan de colère chez le Malkin. Elle pensait sérieusement le laisser mariner comme ça, sans finir leur conversation précédente ? Quitte à se séparer, autant qu’ils le fassent tout de suite, au lieu de se tourner autour comme des bêtes méfiantes, hésitant à finir de dévorer la charogne qui fut un jour leur relation. Secouant sa tête, il se retourna vers le barman, qui s’affairait à ranger tout le matériel. Le bar allait bientôt fermer, et son nouveau compagnon risquait de disparaître dans la nuit, s’il n’attisait pas sa curiosité.

G – Tu crois à la magie ?
J – Bof.
G – Alors j’ai toute la soirée pour te convaincre. Regarde gamin, on est les deux derniers, tous les autres sont déjà partis. Me dis pas que tu te refuserais deux trois tours de magie ?
J – Ok. Vas-y, sors le grand jeu.
G – J’ai combien de temps ?
J – Toute la nuit.
G – Personne ne t’attend à la maison ?
J – Non.
G – Même pas une petite copine ?
J – Non, je suis trop con.
G – Dix-huit !
J – Quoi ?
G – C’est ton âge. Je me trompe ?

A voir la tête du barman, il avait tapé dans le mille. Greg eut un sourire et leva son verre en direction de l’autre, savourant intérieurement sa petite victoire sur le faux blasé de la vie qui rageait en silence, n’ayant même pas daigné admettre que son dernier client n’était pas aussi idiot qu’il apparaissait. Bizarrement, le « gamin » comme il l’avait appelé, lui plaisait bien. Sorti de leur contexte professionnel, il promettait d’être largement capable de renvoyer autant de piques qu’il recevait, sans pour autant se vexer pour un rien. Finissant sa boisson, le magicien jeta un coup d’œil à sa montre : minuit dix. Il n’avait aucune idée de passer la nuit sur ce tabouret pourtant bien rembourré, pas plus que son cadet ne devait souhaiter finir endormi dans le cabinet des liqueurs. Quoique, à le voir fouiller partout, on pouvait se demander s’il ne cherchait le meilleur endroit où se faire un lit ; peut-être qu’il s’agissait en réalité d’un génie des alcools, emprisonné par le patron dans une bouteille de rhum, condamné à servir éternellement toute la clientèle la plus snob de Londres… Ahem. Ou alors il avait tout simplement faim, tout comme le magicien, qui n’avait pas mangé autre chose qu’un sandwich depuis six heures.

G – Qu’est-ce que tu cherches ?
J – A manger.
G – Change-toi, je te paie une pizza.

La réaction du brun ne se fit pas attendre – pour la première fois, il décocha un regard amical envers Malkin, et balança son nœud papillon au loin. Vérifiant que son portefeuille se trouvait toujours dans sa veste de costume, il le suivit jusqu’à la sortie, fantasmant déjà sur leur futur festin. Au point où il en était, il avait envie d’un véritable italien, avec de vraies pizzas et des pâtes en plus, et puis du vin aussi, peut-être une bouteille de Lacrima Christi, voir même deux, pour célébrer sa réussite… Tout à son imagination, Gregory n’aperçu la silhouette qui se détacha du mur à leur sortie que trop tard, alors qu’elle s’était déjà tant bien que mal plantée devant eux.

K – Je vois. T’attends même pas que j’ai débarrassé mes affaires avant de te trouver une nouvelle conquête à accrocher à ton bras ! Le barman en plus, bravo ! Jolie trouvaille, même s’il à l’air tout juste sorti du lycée – t’as vérifié s’il était majeur au moins ?
G – Kate !
K – J’déconne, t’es pas son genre. Il préfère les connasses qui s’appellent Lily et qui le larguent sans la moindre hésitation, parce qu’elles savent très bien qu’à la première occasion il sera de nouveau à leurs pieds, même s’il a une copine ç’a pas d’importance, oh et puis est-ce que je t’ai dit que son plus grand rêve c’est que la magie existe vraiment ? J’déconne pas, il aimerait que ça, c’est pas triste à son âge ? Il a que vingt-et-une piges c’est vrai mais si tu passes cinq minutes avec lui tu verras, on dirait qu’il en a quarante, c’est limite flippant, ça se voit jusque dans sa façon de parler et…
G – Kate, tais-toi.
K – …
G – T’es en colère, tu m’en veux, t’as mal. Je sais que t’en as parfaitement le droit. Seulement ce soir t’as trop bu, tu sais plus ce que tu dis, et tu viens de mettre mon nouvel ami dans la position la plus embarrassante que je puisse imaginer. Alors je vais t’appeler un taxi, tu vas rentrer chez toi, prendre une douche et aller te coucher. Et demain, si ça te chantes, tu passeras chez moi et là tu pourras me lâcher tout ce que t’as sur le cœur – s’il te reste encore quelque chose à dire. D’accord ?
K – Je… Désolée.

Le barman acquiesça de la tête de manière à montrer qu’il acceptait les excuses de la jeune femme titubante, et attendit tranquillement que Greg ait trouvé un taxi capable de ramener Kate saine et sauve jusque chez elle. Lorsque la voiture avait disparue de vue, le magicien se tourna d’un air mi-désolé mi-amusé vers lui, et lui adressa à nouveau la parole :

G – … Bon. Bah on dirait que maintenant on est deux cons, hein ?
J – Apparemment.
G – Il ne manque plus que la pluie pour finir le numéro.
J – …
G – Tiens, tu vois ? C’est pas de la magie ça, gamin ?

Tandis qu’il relevait son col pour empêcher l’averse de couler sous sa veste, son sourire d’enfant heureux trouva finalement un écho amusé sur le visage du barman, qui se laissa entraîner sans réticence dans les rues de la capitale, en quête de la meilleure pizzeria ouverte à ces heures perdues.

G – Jeff ! Jeff !
J – Une minute, Greg.

Putain mais non, y a pas de minutes à attendre là, c’est une question de vie ou de mort, ça va changer toute ton existence, tu peux même pas imaginer. Allez, bouge ton cul Darlington, merde quoi ! Depuis le coin du bar où il s’était planté, gesticulant comme un arbre dans une tempête en direction de son meilleur ami, Greg semblait largement inconscient du parallèle qui se déroulait en cet instant entre cette nuit et celle d’il y avait bientôt cinq ans, où il avait rencontré son meilleur ami pour la première fois. Entre temps, Greg avait fait un bon bout de chemin : même s’il avait finalement pu oublier Lily, son premier amour, sa relation avec Kate était redevenue purement professionnelle (et même cet aspect était traité avec soupçon du côté du fiancé de cette dernière), le laissant libre de continuer de passer d’une relation à l’autre sans grandes attaches ; il avait rapidement percé à Londres, devenant non pas la star la plus demandée du moment mais, au contraire, une tête bien connue, dont la popularité était restée constante malgré les aléas politiques et sociaux des dernières années. Il était même apparu à la télévision une ou deux fois, soit pour des talk-shows soit des reportages sur les soirées londoniennes ‘inhabituelles’ (traduire, « soirées où l’on ne se bourre pas la gueule jusqu’à en vomir »), mais préférait largement se produire uniquement devant un public réel, présent, fait d’os et de chair. Les seules choses qui étaient restées constantes dans sa vie se comptaient sur les doigts de sa main : son chat, son appartement, ses goûts, et Jeff. Malgré sa tendance à faire le malin, ce dernier avait toujours été là pour son crétin de pote, acceptant ses déboulements intempestifs sur son dernier lieu de travail avec un certain flegme, conscient que, de toute façon, il n’avait plus trop le choix. Ceci dit, ça ne l’empêchait pas de faire poireauter son meilleur ami le plus longtemps possible, histoire de lui faire comprendre qu’il n’avait pas que ça à faire non plus. Mais là, ce soir, c’était beaucoup plus important qu’un nouveau spectacle ou une apparition dans un magazine.

Ah bah enfin, le voilà qui se bougeait un peu. Ayant fait un signe à son collègue, le barman rejoint son ami apparemment devenu fou, et lui fit signe de lui suivre vers la sortie qui donnait sur une petite ruelle. Une fois à l’extérieur, il se tourna vers Greg, avec l’air mi-exaspéré mi-amusé qu’il réservait spécialement pour les moments d’excitation grégorienne les plus intenses ; mais bizarrement, dès qu’il avait obtenue l’attention de son ami, le concerné était devenu beaucoup plus contrôlé dans ses mouvements, comme si toute l’intensité du moment s’était concentrée à l’intérieur de lui, pour ne se trahir qu’au travers ses yeux particulièrement brillants et son sourire de maniaque. Pour n’importe quel passant dans la ruelle – et heureusement, ils étaient quasiment non-existants – il aurait pu facilement être confondu avec un drogué en plein trip, et même lui qui se savait complètement clean commençait à se demander si quelqu’un ne lui avait pas glissé un petit cadeau dans son café matinal. Mais hallucination ou pas, il fallait qu’il en parle à Jeff, qui visiblement n’était pas impressionné par l’état de son aîné.

J – Bon vas-y, qu’est-ce qu’y a ? T’as encore découvert une nouvelle application pour ton Ipad, c’est ça ?
G – Mieux.
J – Mieux qu’Angry Birds ? Y a deux semaines tu m’jurais que c’était la meilleure invention de tous les temps. Tu m’étonnes que t’arrives pas à garder une copine si tu peux même pas rester accro au même truc plus de quinze jours…
G – Regarde.

Ouvrant sa main, Gregory la tendit en direction de Jeff qui, douteux, s’approcha pour mieux voir. Au début, il ne vit rien ; puis, progressivement, la paume se mit à briller de l’intérieur, laissant ses rayons filtrer au travers de la peau, éclairant les deux visages penchés au dessus. Ils se solidifièrent brusquement, et s’entremêlèrent pour former un oiseau à peine plus grand que le pouce du Malkin, qui agitait ses ailes encore encastrées dans la main de son créateur.

J – … Dis moi que c’est ton nouveau tour.
G – Non. C’est pour de vrai. Aucun trucage, aucun gadget. Juste moi et mon imagination.
J – Tu peux faire ça depuis quand ?
G – Depuis Jeudi dernier. J’ai reçu des bonbons de la part de quelqu’un, j’pensais que c’était un cadeau d’anniversaire en retard, de toi ou de ma sœur… Bref j’ai tout démoli vu que j’avais pas dîné et j’suis allé me coucher. Je sais pas ce dont j’ai rêvé, mais quand j’me suis réveillé, j’avais fait fleurir le bois de mon lit ! C’est de la magie, Jeff, de la vraie magie ! Le genre de magie dont je rêve depuis que je suis tout petit ! Et regarde, si j’me concentre j’peux le faire grandir jusqu’à ce que…
J – Arrête ! Pas devant les Moldus !
G – De quoi ? C’est quoi des Moldus ?
J – Merde.
G – Jeff. T’as deux minutes pour m’expliquer pourquoi t’as pas l’air aussi surpris et émerveillé que moi, ce que c’est un Moldu et pourquoi je pourrais pas leur montrer ce que je sais faire. Top chrono.
J – Bon, alors. Primo, un Moldu c’est un non-sorcier, quelqu’un qui ne connaît pas l’existence de la magie – comme toi jusqu’à Jeudi dernier. Deuxio, ils peuvent pas être mis au courant parce que, contrairement à toi et ton esprit de taré, l’idée que la magie existe risque de leur faire plus peur qu’autre chose. Tertio, je sais tout ça parce que je suis un sorcier – de famille Moldue, mais sorcier quand même – et que j’suis entré à l’école de magie à mes onze ans pour apprendre à contrôler mes pouvoirs.
G – …
J – … Greg ?
G – Donc. Si j’ai bien compris. Depuis… cinq ans, mon meilleur ami, en qui j’ai entièrement confiance, et avec qui j’ai toujours pu parler de tout, me cache un secret énorme, qui bouleverse toute ma perception de sa personne ainsi que ma vision du monde entier, renverse les fondations de mon existence, et réalise mon vœu le plus cher ?
J – J’suis désolé de t’avoir rien dit mais c’est la loi, le gouvernement sorcier fait extrêmement attention à qui est au courant de quoi, donc j’pouvais pas vraiment t’en parler...
G – Non mais je comprends Jeff, je comprends. Un secret comme ça, on peut pas risquer que ça s’évente, les risques seraient trop grands. Je comprends.
J – Voilà.
G – Jeff, mon pote ?
J – Ouais ?

Pour toute réponse, Jeff reçu le poing du nouveau sorcier en plein sur son nez, l’envoyant valser contre le mur extérieur du bar. On entendit un craquement résonner, suivi des cris de rage et de douleur qui provenaient de l’homme à terre. Pendant un instant, la silhouette de Gregory resta au dessus de l’autre, le toisant avec une haine presque palpable, avant de se relâcher brusquement, pour laisser place au rire le plus joyeux et le plus terrifiant qui soit jamais sorti des lèvres du magicien jusqu’à ce soir.

J – Putain mais t’es malade ou quoi ?! Haaa mais Greg haa je t’en foutrais bien une là !
G – Chochotte ! Non mais pendant tout ce temps tu m’as caché que t’étais un sorcier… J’y crois pas… T’es qu’un sale traître, un Judas, Jeffree Darlington… !
J – Vas-y gueule plus fort surtout. Et aide-moi à me relever, merde.
G – Allez, serre-moi dans tes bras, compère sorcier !
J – Allez allez, arrête tu m’étouffes là. Je te jure Malkin, parfois t’es vraiment qu’un crétin. Je crois que tous mes os du nez ont craqué d’un coup là.
G – Oh allez, t’inquiète pas va, je te payerai ta chirurgie reconstructrice faciale. Ca te ferait que du bien de toute façon, haha… Non mais sérieux, tu fais de la magie quoi, c’est incroyable. Allez montre-moi quelque chose ! J’aurais jamais pensé qu’un jour toi, petit garnement, tu me montrerais des tours de magie… Mais alors… C’est de la médecine sorcière que tu fais ? Bah répare-toi ce nez, ça devrait être un jeu d’enfant, non ? C’est dingue, j’en reviens pas !
J – Oui de la médicomagie… Mais là j’ai rien sur moi. Tu sais, à part pour mes études je m’en sers vraiment pas de la magie. Je vis très bien sans. Le bar, tout ça, ça me plait. C’est surtout Lisy qui est branchée monde sorcier. Ah bah tiens, la voilà !
G – Parce que Lisy aussi ?!

Sur ce, Lisy déambula à son tour dans la ruelle, visiblement en quête de son petit ami sorcier. Heureusement – pour elle ou pour Gregory, à vous de décider – ce dernier ne l’accueilli pas avec la même violence dont il venait de faire preuve en découvrant que son meilleur ami lui cachait l’existence d’un monde dont il rêvait depuis des décennies. A la place, il se contenta de s’ébahir devant le bout de bois – une baguette magique, sérieusement ? – qu’elle tira de sa poche et agita en direction de Jeff, réparant d’abord son nez esquinté avant de faire disparaître toute trace de sang. Il n’eut même pas le temps de s’exclamer ou de demander comment la jeune fille avait exécuté ce sort avant que Jeff ne décide de les emmener prendre un verre pour mieux discuter. Greg acquiesça, et suivit le duo jusqu’à la table choisie ; malgré la boisson gratuite – et un mojito, qui plus est, préparé par l’expert de la maison lui-même – il n’avait aucune envie de boire. Il voulait être absolument sûr que ce qui se passait, et ce qu’allaient lui dire ses amis, était absolument réel, plutôt que le fruit d’une imagination trop débordante agrémenté d’un verre de trop. Il tapota l’air d’une de ses chansons préférées sur la surface un peu collante de la table, son impatience faisant qu’il supportait mal le silence du couple en face de lui. Finalement, il craqua, et rouvrit la conversation :

G – Bon, mais avec cette histoire, il va se passer quoi maintenant ?
L – Je sais pas vraiment, c’est l’ahurissement le plus complet au Ministère. Ils vont prendre des mesures strictes j’imagine. Mais c’est une situation impossible à gérer, trop de personnes ont reçu des pouvoirs.
J – On part demain avec Lisy.
G – Comment ça ? Vous allez où ?
J – Je t’avais dit que j’avais eu quelques problèmes et que je devais sortir de la circulation quelques temps, non ? Bah en fait, c’est un peu plus compliqué que ça. Je sais pas ce qu’il va se passer maintenant, vu que la moitié de Londres est au courant qu’il existe un monde magique, mais jusqu’à aujourd’hui j’avais un peu les autorités sorcières sur le dos pour avoir commis une « faute professionnelle », on va dire… Bref, je t’expliquerai mieux, ici c’est pas vraiment l’endroit. Mais Lisy et moi on a dégoté des jobs provisoires dans notre ancienne « école ». Le directeur me connaît bien, il a accepté de me couvrir un certain temps.
L – Oui, et c’est pas plus mal de sortir de cette folie que va être London pour les prochain temps. Je crois qu’ils vont devenir fous au Ministère.
J – Moi aussi j’ai l’impression de devenir fou, remarque. Je comprends vraiment rien à ce qu’il s’est passé. Quel bordel ça va devenir ? Pourquoi on ne changerait pas de pays, Lisy ? Franchement, ici ça va devenir la foire.
G – De la magie, et tu veux t’en débarrasser, c’est toi le fou mon grand… On se revoit là-bas, mon pote !

Il ne croyait pas si bien dire. Quelques temps plus tard, Greg se retrouvait sur le Poudlard Express, un nouveau sorcier parmi tant d’autres qui, comme lui, avaient acceptés l’offre de l’école de sorcellerie pour apprendre à contrôler leurs nouveaux pouvoirs. Vu son âge "avancé" - il n'aurait jamais cru être décrit comme trop vieux à vingt-cinq ans - il n'avait pu intégrer l'école en tant qu'élève mais, grâce à Lisy et Jeff, il avait une plus grande connaissance du monde magique et du fonctionnement de ses pouvoirs que bon nombre de ses compatriotes et, surtout, il avait pu acheter une baguette chez Ollivander’s avant qu’il ne soit trop tard, deux éléments qui lui avaient permis d'obtenir un poste d'assistant pour un des professeurs de Poudlard, en échange de cours particuliers et de l'accès aux bibliothèques, salles de potions, etc. Alors maintenant, il se trouvait là dans un compartiment du train, Houdini qui ronronnait tranquillement sur ses genoux tandis qu’il se mordait les lèvres nerveusement, conscient d’une question qui lui trottait dans la tête depuis trop longtemps : et si, après toutes ces années à rêver et à espérer, il se retrouvait nul en magie ?